« Accident VL-moto avec section de membre »

Association APTE, papillon blanc

Association APTE

Septembre 2023, il fait très chaud. Mon bip sonne, je me rends au standard pour consulter la feuille de route.

A la lecture du motif de départ, mon chef d’agrès m’ordonne de rester dans la cellule du VSAV pour préparer le matériel sur le trajet, puis le camion démarre à vive allure. Après 5 min de route sinueuse, nous arrivons sur les lieux où plusieurs voitures sont en warning avec des personnes faisant leur possible pour faire faire demi-tour aux autres véhicules. C’est une petite route de campagne entourée de champs, avec un grand talus. Nous nous arrêtons avant un grand virage.

Les deux victimes sont de la même famille…

Je sors mon matériel et rejoins mon chef d’agrès. Nous sommes accueillis par un pompier d’une autre caserne qui passait par là et qui nous indique rapidement avoir fait un garrot au bras à la première victime qui se trouve au-delà du talus et qu’il y a une 2e victime plus loin polytraumatisée.

Les 2 victimes sont de la même famille, ils étaient tous 2 sur leur moto et se sont fait percuter par une voiture roulant sur la voie opposée.

Je suis chargée d’aller porter secours à la première victime qui est allongée dans le champ qui surplombe la route. J’ai du mal à m’imaginer la violence du choc pour que cet homme puisse être tombé aussi loin et surtout en ayant dépassée le talus. Il est en short t-shirt et tout le côté gauche est broyé. Mon chef me dit de faire immédiatement un 2e garrot au niveau de la cuisse. Lui s’occupe de retrouver le bras qui sera bien plus loin. La scène me retourne un peu, le sang est étalé sur tout le flanc gauche et un morceau de chair maintient le pied et la cuisse. Le bras est sectionné au milieu de l’humérus où nerfs, artères et morceaux d’os forment un agrégat sanguinolant. Je communique avec la victime blême et le regard fixe pour l’avertir de ma démarche ainsi qu’avec un pompier retraité qui tient une couverture de survie pour éloigner la chaleur. Mon garrot en main je ne sais comment m’y prendre tellement les dégâts sont importants. Des morceaux viennent se coller à mes gants pendant que je soulève délicatement le membre et les os de la cuisse craquent lorsque j’arrive à le resserrer. La victime réagit brièvement à la douleur, l’unique moment où elle bougera véritablement.

« C’est trop dur ! »

Je fais un rapide bilan et je me positionne auprès de Marc pour le rassurer avec des phrases clichées pour tenir bon et que je vais rester auprès de lui jusqu’au bout. « C’est trop dur » me murmure-t-il. Nous savons tous que son état est critique et que sa vie ne tient qu’à un fil et pourtant je dois garder espoir. C’est paradoxal à ce niveau.

Je retourne au VSAV chercher de l’oxygène et je vois l’ensemble du personnel engagé ; une vraie fourmilière. Je rends compte à mon chef d’agrès de l’état de ma victime et m’ordonne d’aller voir la 2e victime pour aider le 2e équipage au brancardage. Je m’exécute mais je suis rapidement rappelée, Marc est en ACR et je dois relayer l’équipier au massage cardiaque. Le SAMU est présent et prend toutes les dispositions. Je n’ai d’autres choix que de me positionner sur le côté droit de Marc et je peux voir tous les détails de la scène d’horreur. Cette impression que mon cerveau veut tout inscrire et que je ne me contrôle plus. La chaleur rend l’atmosphère étouffante, l’odeur de fer du sang coagulé et les mouches qui s’installent sur la chair du moignon me donnent la nausée. Un peu de sang sort des blessures, les yeux de la victime grands ouverts n’ont plus de vie et je vois la cornée se dessécher.

Les renforts continuent d’arriver et on me relaye à mon tour. Je vais boire au camion et à cet instant un papillon blanc venu de nulle part rôde autour de moi. Encore un moment suspendu, assez irréel.

Je suis confuse, l’émotion me gagne, j’entends encore les mots de Marc résonner dans ma tête. L’hélicoptère me sort de mes pensées. La 2e victime est héliportée et le massage cardiaque est enfin stoppé. Marc est parti définitivement.

L’intervention est presque terminée, le matériel rangé. Mes émotions bouillonnent à nouveau. Sur ordre du chef de groupe nous nous réunissons tous pour le debriefing. Nous sommes félicités et chacun est convié à parler de son expérience. Je dois être dans les premières personnes, je sens que je vais craquer, et je craque… Je pleure devant mes collègues, je me dis que j’ai pas réussi à tenir ma promesse envers Marc de rester auprès de lui. C’est pas grand-chose mais le peu de lien que j’ai tissé avec lui m’a fait culpabiliser sur cette promesse non tenue. Pleurer me fait du bien mais le regard de mes collègues me pèse et je deviens honteuse. Je suis toute rabougrie sur moi-même, j’écoute même pas les autres. Le chef de groupe reviendra seul pour me « consoler » et se livrer lui-même sur une autre intervention. Même si cela partait d’une bonne volonté, il ne réussira qu’à faire grandir ma honte.

« Laisse, elle n’est pas avec nous pour le moment. »

 

De retour dans le VSAV, nous devons nous réapprovisionner en oxygène au centre de secours principal. Je ne me souviens que du retour : il fait noir, j’écris à mon conjoint que ça ne va pas et je pleure à chaudes larmes. J’entends « au loin » que le jeune conducteur me parle et c’est mon chef d’agrès qui lui répondra doucement : « Laisse, elle n’est pas avec nous pour le moment ».

Description de l'image non renseignée.